Raisons et occasions dans le choix d’un poeme qui devient musique (2010)
November 11, 2014
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in Le Choix d’un poème. La poésie saisie par la musique, Bonnet A. et Marteau Fr. (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences ».


Le choix d’un poème répond parfois à des motivations insondables. Il semble toutefois possible de dégager trois aspects y contribuant : la qualité intrinsèque du poème, la valeur potentielle de son adaptation musicale au regard de ce que le compositeur y entrevoit, enfin ses caractéristiques sonores spécifiques. Ces trois aspects, fortement imbriqués, constituent un réseau d’où naissent les multiples intentions du compositeur ; la prise de conscience de leur équilibre, au moment de la composition, a un impact majeur sur la forme finale de l'œuvre musicale. Je m’efforcerai de l’illustrer en m'appuyant sur la genèse de quelques-unes de mes œuvres vocales.

 
Statut du poème

La quasi totalité de mes pièces vocales composées jusqu'à présent (à une ou plusieurs voix, avec ou sans instruments) repose sur des poèmes à l'exclusion de tout autre type de textes, extraits de roman ou autres proses, essais philosophique ou scientifique, journal intime etc. Il n'y a que deux exceptions, tout à fait récentes et particulières : Horrido, pour sept voix d'après un montage de textes écrits dans un but thérapeutique par un malade mental à la fin du XIXe siècle ; et Limbus-Limbo, opéra dont le livret est entièrement construit sur un assemblage d'extraits de textes originaux en plusieurs langues dont les auteurs sont les personnages représentés sur scène.
Le statut artistique d'un texte qui devient musique n'est pas sans conséquence sur celui de l'œuvre musicale elle-même. Au-delà des contraintes techniques et artistiques liées aux problèmes de l'intelligibilité, de la non-intelligibilité ou de l'intelligibilité partielle d'un texte mis en musique, le compositeur doit se poser le problème du statut que l'œuvre musicale acquiert lorsqu'elle s'empare d'un poème, et ce qu'elle apporte à sa dimension sémantique – dans le sens d'une potentialisation ou au contraire d'une négation, d'une distorsion, ou encore d'une mise à distance ironique.
Dans mes œuvres vocales les mots qui font l'objet d'une « musicalisation » correspondent au texte intégral d'un poème ou, en respectant certaines conditions, sont tirés d'un texte poétique ayant certaines caractéristiques : sa valeur et sa qualité littéraire, l'autorité du poète, mon adhésion aux idées esthétiques portées par l'œuvre, mon jugement personnel quant à sa beauté. Tout ceci résulte d'un mixte d'éléments formels et subjectifs en adéquation avec ma pensée musicale, auquel s'ajoutent le potentiel évocateur et l'empreinte émotionnelle propres à la force poétique de toute poésie artistique. Il en découle une conception de l'objet poétique comme organisme vivant cherchant à lier son et sens dans un équilibre très fragile en vertu de lois spécifiques. Ces lois sont fixes et non modifiables, sous peine d'altérer les conditions d'équilibre du poème qui font le mystère de sa force. Plus encore, un poème semble vouloir nier tout acte sonore qui voudrait l'incarner. La poésie vit en effet dans la négation de sa performance audible : elle possède une temporalité propre et nous y convie en faisant surgir sa propre sonorité grâce au silence qu'elle impose autour de nous ; elle est lecture silencieuse et va-et-vient multiple entre les mots selon un ordre qui va au-delà de leur inscription graphique sur la page ; elle est quête de sens, celui qui jaillit et rebondit continuellement à partir des liens sonores que l'organisme poétique a été capable de créer entre les mots. Le geste créateur du poète en témoigne ; en tant que premier lecteur, le poète a dû chercher, organiser et fixer ces liens. Voilà pourquoi Ghérasim Luca écrit que « la poésie est un "silensophone"[1]».
 

Statut de la musique

L'œuvre musicale fondée sur un texte poétique doit accorder au statut spécifique de la poésie un rôle déterminant dans le processus de composition, ce qui la dote à son tour d'un statut spécifique. Cette osmose se réalise grâce à un double paradoxe. D’une part le silence mental qu'insuffle la poésie est la condition à partir de laquelle la dimension sonore concrète de la musique peut surgir et résonner. Cela suppose toutefois que la musique mette en sourdine sa volonté de dominer le sens par le son, c’est-à-dire renonce à son autonomie créatrice et à la suprématie relative que peut lui conférer son pouvoir de dépasser la dimension sémantique. D’autre part la poésie limite sa puissance absolue en autorisant la musique à tous types de traitement d'un texte en vertu de sa capacité à lui conférer une nuance de signification susceptible de l’outrepasser. La musique peut alors se décharger d'une forme sonore omnisignifiante et devenir impure, soumise à la parole et aux orientations sémantiques que les mots organisés dans la structure poétique lui imposent.
Je me situe en somme du côté du fameux Prima le parole, poi la musica pour une double raison. Premièrement, par respect maximal envers le texte poétique conçu comme un organisme dont les lois non seulement ne peuvent pas être modifiées mais sont susceptibles d’apporter des contraintes morphologiques et structurelles très utiles à la composition. En effet, la poésie requiert le silence et le crée pour y accueillir le son musical à condition que la musique abandonne sa présomption purement sonore et devienne capable de lire et d'interpréter les signes et les lois du poème, de les chiffrer en elle. Peu importe si l'œuvre musicale qui naît d'un poème manifeste ou non celui-ci en chantant ses mots : en se mettant à son service, elle s'en imprègne et accepte le défi du figuralisme, le désir incoercible de créer un horizon de sens, du plus conventionnel au plus subtil et ambigu, à toute manifestation sonore de la parole ; et en échange elle reçoit des coordonnées des plus précieuses pour sa propre composition.
Deuxièmement, la composition d'une œuvre musicale se transforme en une recréation des actes d'appréhension de la poésie et de remémoration du processus d'écriture originaire du poète. Elle opère une sorte de lecture au ralenti, une lecture analytique menée dans plusieurs directions ; dans le va-et-vient entre les mots, elle interroge le sens du poème et crée de nouveaux rapports, faisant apparaître la dimension polyphonique présente de façon virtuelle dans le poème.
« La poésie est un "silensophone", le poème, un lieu d'opération, le mot y est soumis à une série de mutations sonores, chacune de ses facettes libère la multiplicité des sens dont elles sont chargées[2]. »
C'est ainsi que Ghérasim Luca poursuit sa phrase. La musique prend en charge ces opérations pour servir le texte, et ces opérations ne sont rien d'autre que le travail de réalisation sonore de la polyphonie virtuelle du poème, soit la lecture microscopique des valeurs sonores illuminant le sens au sein de la totalité organique du poème et leur translittération dans le domaine de la musique.
Finalement, le respect et l’amplification du poème caractérise la démarche musicale : s'appuyant sur le travail du poète qui trace des liens entre les mots par des moyens sonores, le travail du compositeur éclaire, amplifie, multiplie la polyphonie sémantique du poème. Il n'impose pas son jeu ou sa vision mais se fond dans la stratégie du poète.


Statut de la voix

Les domaines de la parole et de la musique restent pourtant séparés, chacun réclamant son autonomie et sa priorité sur l'acte créateur. L'œuvre vocale se situe à mi-chemin entre ces deux domaines. Cette dimension intermédiaire et virtuelle est propre à la voix. Frontière entre le son et le sens, à la fois organe et obstacle de leur mise en relation, la voix est le moment acoustique et préverbal du sens, le germe d'un sens en formation dès qu'elle articule un son, qu'il appartienne ou non à quelque code.
Cette situation intangible et pourtant active qui se crée entre le silence du poème et la dimension sonore concrète de l'œuvre – ou plus précisément à la frontière de l'acoustique et de la symbolisation propre à la musique et à celle du son et du sens propre au poème - est le non-lieu de l'œuvre vocale.
Je souhaiterais que mes auditeurs connaissent le texte des poèmes avant d'écouter mes œuvres vocales ; l'auditeur idéal serait en effet celui qui, ayant lu et retenu le poème, appréhenderait la musique comme une aide à sa remémoration, à son analyse ponctuelle et à son interprétation, tout de même que dans un livre bilingue un troisième texte poétique - personnel - peut être envisagé par le lecteur au gré de ses allers et retours entre le texte original et sa traduction sur deux pages côte à côte. Les deux domaines sont donc distincts mais présents en même temps lorsqu'on écoute une œuvre musicale conçue à partir d'un texte que l'on a eu sous les yeux et que l'on a encore à l'esprit.
Je voudrais maintenant donner quelques exemples tirés de mes compositions vocales illustrant l'intégration musicale de la notion de poème comme lieu d'opérations (quasi-chirurgicales) et tout particulièrement le procédé de polyphonisation en tant que fonction expressive d'un texte évoquant déjà ce type de traitement.

 
Polyphonisation : deux exemples

Dans la première pièce des Due poesie francesi di Beckett (1995), je confie à la chanteuse un canon qui dédouble sa ligne vocale en deux parties quasi simultanées : l'une présente les mots du poème de Beckett, l'autre leur division en syllabes.
 
« imagine si ceci
un jour ceci
un beau jour
imagine
si un jour
un beau jour ceci
cessait
imagine[3] »

Etant donné que les deux voix avancent avec un débit différent (les syllabes, qui plus est, sont en ordre décroissant d'apparition), le texte accumule assonances et répétitions des mêmes phonèmes. Le résultat musical est une amplification des sons [e] et [i] soulignés par les timbres instrumentaux, eux aussi dissociés : le vibraphone, les harmoniques de l'alto en écho, les harmoniques et les sons plus neutres de la flûte basse sonorisent surtout le [i], le souffle en flatterzunge de la flûte basse, le pizzicato grave de l'alto et le coup sourd du tom-tom sonorisent plutôt le [e]. Cette prolifération de [e] et de [i] a pour objectif de mettre en valeur l'ambiguïté voulue par le poète et exprimée par le segment si ceci qui résonne à travers les phonèmes des autres mots jusqu'à la fin ; là il est brusquement coupé par le verbe imagine par lequel débute également le poème. Imagine encadre ainsi ce court poème et suggère une existence possible (si…) essayant de matérialiser le mot le plus infime et le plus neutre capable de symboliser un objet (ceci) tout en doutant de pouvoir y parvenir. Le retour de imagine annihile cet effort d'imagination quant à la vie tangible du ceci qui était en train de prendre forme musicalement, comme si ses phonèmes résonnaient dans existait, verbe non utilisé par le poète qui dit au contraire imagine si ceci cessait. La musique matérialise cette coupure par le biais d'un jeu de crotales semblables à des couteaux affûtés dont j'aborderai plus loin les implications figuralistes.
 
Courtesy Casa Ricordi, Milano Courtesy Casa Ricordi, Milano


Un procédé de polyphonisation encore plus substantiel est employé en fonction de l'expression dans la quatrième pièce du cycle Godspell (2002) sur le poème Growning season de Philip Levine.
 
« There was a season of snails, cankers, green slugs,
gophers I never saw, and then a short autumn
without a harvest, and the brown vines I tried
to burn with that year's leaves. A lifetime passes
in the blink of an eye. You look back and think,
That was heaven, so of course it had to end[4]. »

Ici la chanteuse doit exécuter un canon à trois voix présentant le texte du poème par mots, par syllabes et par phonèmes. A cause de la progression différente des trois lectures, les mots brisés du poète semblent se propager en spirale dans un processus de croissance infinie à l'image du texte qui décrit une terre de désolation, rendue stérile par une exploitation humaine incontrôlée et qui, ne servant plus aux hommes, devient la ressource privilégiée d'insectes et de parasites, seuls êtres vivants pouvant encore en profiter avant la ruine définitive de la planète. Prolifération et intelligibilité du texte deviennent inversement proportionnelles tout comme dans l'image de croissance cancéreuse recherchée par le poète : l'excès de vie conduit à la mort la plus atroce. Le triple canon rend peu à peu le texte du poète incompréhensible tout en renforçant sa valeur expressive pour les lecteurs attentifs ayant su garder en mémoire ses mots. Le tout est contrepointé par un texte implicite porté par l'ensemble instrumental : la réélaboration très filtrée d'un gospel – In the sweet by and by chantant les délices de la terre bientôt promise –, brisé jusqu'à la distorsion du timbre par l'utilisation de modes de jeu bruités et par la technique de la Klangfarbenmelodie. Ce rapport strident vise à amplifier l'effet de désordre et d'insouciance face à la destruction inéluctable vers laquelle tend le genre humain malgré la promesse d'un paradis futur, effet d'autant plus ironique pour l'auditeur-lecteur de poésie conscient du texte implicite du gospel. Au moment où le poète dit heaven (ciel), c'est de la terre actuelle qu'il parle et de ce qui de la promesse a été perdu ; en revanche le gospel se réfère à la terre promise (the sweet) qui, au même moment dans l'écoute, vient de fuir : l’ayant entrevue au passé et définitivement perdue, nous ne pouvons même plus en rêver.

Courtesy Edizioni Suvini Zerboni – SugarMusic s.p.A., Milano


Acoustique et linguistique : le non-lieu de la voix

J'ai traité de ce que l'on pourrait assimiler à une attitude consciente et maîtrisée de la part du compositeur lors du choix d'un texte destiné à la composition, et des stratégies à mettre en œuvre pour sa transmutation dans un univers musical. Cette phase, marquée par la réflexion, est importante ; elle doit permettre au compositeur de comprendre les raisons profondes de l'art poétique d'un écrivain et par suite de décider si ces raisons peuvent trouver dans son propre medium une occasion possible de rencontre – au sens de l’étymologie latine occasio : moment favorable –, et si oui à quel niveau et selon quelle modalité (affinité, complémentarité, contraste, distance ironique, redondance etc.) ; elle peut être aussi l’occasion de trouver de l'intérieur même de l'art musical de nouvelles ressources grâce à la sollicitation provoquée par un élément extérieur.
Mises à part les circonstances qui peuvent amener à choisir un poète ou un poème, l'occasion reste marginale lors de cette phase vouée à l'investigation et à la prise des décisions qui interviennent ensuite dans le vif du processus de composition. Car c'est surtout en celui-ci que les occasions offertes par la matière verbale silencieusement sonore du poème agissent et se mettent en rapport avec les motivations du compositeur, les modelant jusqu'à produire les surprises provoquées par le lien entre le sens et le son, dans ce non-lieu miraculeux qu'est l'entre-langues de la musique vocale.
C'est à ce mystère de la voix, à ce statut extraordinaire que la musique tend lorsqu'elle est composée à partir de mots inscrits dans un poème. Dans le rapport voix-parole, dans cette zone frontière entre son et sens, coexistent l'état asémantique ou pré-sémantique de la voix et l'état sémantique de la parole : leurs interférences et leurs interdépendances sont autant de possibilités, quoique fugaces et fragiles, pour la manifestation du rapport symbiotique ou dialectique entre les mots et les sons.
L'occasion est la possibilité donnée par la parole poétique d'une réunion momentanée et magique entre deux domaines séparés. La voix, comme la musique, est l'expression de la volonté de dire et de signifier avant toute condition préalable ; elle communique à travers un code balayant un vaste champ de possibilités ; lorsqu’elle articule un cri, par exemple, elle n'est pas moins signifiante que lorsqu’elle exprime sa rage par des mots que l'on peut comprendre et qui font d'un tel sentiment l'élément décisif des choix linguistiques. Les binômes poète/musicien, parole/voix, parole/musique etc., qui jalonnent l'évolution de la musique occidentale jusqu’à aujourd’hui – tradition dans laquelle s'inscrit ma musique – se résument finalement au défi que l'asémantique a toujours posé au langage, à sa capacité de le coder de façon linguistique.
Pour s’en tenir au XXe siècle, on pourrait dire qu'avec Debussy et Ravel la musique revendique avec force ses valences acoustiques déterminant de nouvelles lois d'organisation de la matière sonore en dépit des conventions linguistiques qui, du côté germanique, auront continué à opérer, même si c'est par leur capacité à se renouveler et à progresser au fil du temps, selon les besoins. Webern, malgré tout et paradoxalement, témoigne de ce besoin de revanche de la dimension acoustique sur la dimension linguistique bien qu'il se soit consacré à épurer le langage musical et, ce faisant, ait redécouvert le son, le timbre et leur dimension constructive. Grisey (celui des Espaces Acoustiques, non des dernières œuvres) a totalement ouvert les portes à la dimension acoustique et à ses lois mais sans tenter de la mettre en rapport avec les codes linguistiques reçus en héritage du passé, soldant ainsi entièrement ses comptes avec ce domaine, de même que l'École de Darmstadt remettait à zéro le code linguistique, et Cage, à sa façon, faisait tabula rasa de tout, linguistique et acoustique n'étant plus chez lui que deux catégories de l'infini possible.
Lachenmann a su par la suite privilégier la dimension acoustique tout en retrouvant un lien avec celle de la linguistique et ses vestiges qui marquent toujours culturellement notre appréhension musicale. Chez lui l'aspect acoustique – et son inconnu, l'inouï – dicte ses règles et renouvelle des habitudes perceptives qui dans le domaine de l'art sont fondées naturellement aussi bien que culturelles et donc soumises au passé, à la mémoire, aux filtres que la dimension linguistique pose sur notre écoute et sur nos conceptions musicales. Acoustique et linguistique se reflètent l'une dans l'autre et se valorisent réciproquement : un son inouï attire davantage notre attention s'il est véhiculé par une tierce majeure ; qui sait même si sans cette tierce en quelque sorte linguistique notre sonorité inouïe ne serait pas restée tout simplement inaperçue parmi d'autres de même nature ? Ce que j'affirme au sujet de Lachenmann pourrait être dit de Schubert ou de Monteverdi. A leur époque on n'assistait pas à ce phénomène de regain de l'acoustique car l'aspect linguistique reflétait l'acoustique et en lui cette dernière faisait sentir son effet. Chez Lachenmann on assiste au même phénomène mais dans une perspective inverse : c’est la dimension linguistique qui rend digne d'intérêt ce qui est purement acoustique. Durant tout le cycle Die Schöne Müllerin n'entendons-nous pas au fond de nous tourner les pales de la roue du moulin ? Même non-lieu de la voix chez Lachenmann : l'acoustique et la linguistique, deux domaines que l'on voudrait distincts, trouvent temporairement une façon de se mettre en rapport dans un équilibre fragile - et c'est précisément de cela que découle une force expressive puissante, persuasive et en même temps ambiguë.


Figuralisme et ornementation : la leçon de Monteverdi

Le moment est venu d'aborder le problème du figuralisme. Il représente l’une des modalités principales d'apparition de l'occasio en tant que phénomène d'intégration entre les domaines distincts de la parole et du son. Que le compositeur s’efforce de s’en servir ou de l'éviter, il ne peut pas ne pas être confronté à une situation qui rend soudainement la musique porteuse de sens (verbal ou affectif) lorsque des mots viennent s'y ajouter, ou inversement ouvre les mots, à travers la mise en musique, à des significations nouvelles capables de transmettre un sens autre (en terme d'émotion ou de valences cognitives là encore) lorsqu'une musique les soutient. La présence mutuelle de mots et de sons crée un horizon de sens qui rend sémantique l'acte linguistique ou l'acte acoustique, amplifiant ou détournant le sens propre d'un mot ou rendant potentiellement significatif un son en lui conférant une intention de parole. A des degrés divers toute musique vocale est par conséquent figurative car le figuralisme est toujours susceptible d’apparaître à l'intérieur de n’importe quel objet sonore dans lequel un mot ou un ensemble de mots est chiffré. On ne peut à mon sens y échapper et mieux vaut donc accepter la fascination qu’il exerce sur nous afin de s'en servir sciemment, plutôt que de chercher à l'éviter à tout prix au risque de le voir réapparaître subrepticement dans ses formes les plus banales.
La leçon de Monteverdi est à cet égard magistrale et demeure d’actualité puisqu’elle répond de façon originale à l'éternelle question : prima la musica, o prima le parole ?[5] La réponse se situe en effet dans l'entre-langues, à mi-chemin du domaine de la poésie et de la musique, dans un échange d'énergie créatrice réciproque et constant. Comme le dit Philippe Beaussant, Monteverdi a su faire de la musique une serva padrona (servante-maîtresse) ne cédant rien à
« ce que peut, et veut, la musique, tout en la pliant à ce que veut le poème : c'est le seul moyen de le transcender. Ecouter ce divin madrigal, c'est suivre le poème vers par vers, mot par mot et, par la musique dont Monteverdi les transfigure, dans ce qu'ils avaient à communiquer : c'est aller en eux, plus loin qu'eux[6]. »
Chez Monteverdi les raisons de la stratégie d'intercommunication entre poésie et musique ne semblent pas si éloignées des préceptes de respect et d’amplification évoqués plus haut ; elles s'appliquent seulement à une matière poétique différente. Comme le dit encore Beaussant à propos du Combattimento di Tancredi e Clorinda :
« Monteverdi, du premier coup, a compris que la musique ne peut être efficacement servante de la poésie, ancilla poesiae, que si la poésie fait le premier pas vers elle, se met à son service et lui sert les ingrédients dont elle a besoin selon l'ordre qui est le sien. L'alliance du poème et de la musique n'enfantera l'émotion que si le maître mot offre à son humble servante ce nécessaire cadeau de mariage qui est, sur un plateau doré, les syllabes selon son ordre à elle. Serva padrona, servante maîtresse, la musique ? Assurément[7]. »
Puis :
« On se trompe absolument si l'on croit que la musique de Monteverdi est "figurative" de la matière et du concret. Il ne peint pas des actions, des faits, des chocs, des coups, le trot du cheval : il peint l’âme. Les chocs, les coups existent bien, et de la vient l'ambiguïté : mais ce sont les coups et les chocs qui retentissent dans l'âme. C'est le tremblement de colère ("semblables à des taureaux furieux") que décrit le trémolo des violes : mais cela fait en effet un bruit de bataille[8]… »
Et en guise de conclusion, sur l'ornementation, topos du figuralisme :
« Ce n'est pas fait pour "orner", mais pour développer le pouvoir d'expression : l'ornement n'est pas ornemental mais émotionnel[9]. »
Monteverdi, avec le stile rappresentativo, rend donc sonores les émotions : les bruits de la bataille qu’en apparence seulement il décrit musicalement résonnent dans l’âme (ou l'esprit) des auditeurs. Voilà une conception élevée du figuralisme !


La voix comme organe-obstacle

Une telle conception du figuralisme se rattache à celle d'organe-obstacle proposée par Jankélévitch[10]. La voix est l'organe-obstacle du non-lieu vocal, le pont et le filtre entre les domaines de la parole et de la musique. Dans sa double nature de véhicule actif du rendu sonore et d'écran sur lequel prennent forme les ombres et les lumières de la signification, la voix pose les conditions d'existence de ce non-lieu et devient l'acte fondateur de la musique, le geste fondamental qui réunit musique vocale et musique instrumentale, le domaine du linguistique et de l'acoustique[11].
La question paradoxale que pose Jankélévitch - « si nos oreilles, loin d'être l'organe de l'audition, [n’étaient] pas plutôt la cause de notre surdité ? »[12] - rejoint alors l’assertion de Ghérasim Luca déjà rapportée (« la poésie est un "silensophone" »). Il faudrait considérer tout instrument – et l'oreille humaine (du compositeur, de l'interprète et de l'auditeur) qui en est le prolongement naturel lors de l'écoute musicale) – comme une grosse sourdine : un organe-obstacle qui, tout en permettant à la « métaphysique du son » de se rendre concrètement manifeste, canalise et réduit ses possibilités infinies pour que leur perception (partielle) soit possible. La rencontre entre parole et musique, si l'on veut faire jaillir d'elle toute la force expressive, ne peut se réaliser qu'ainsi : dans la fragilité d'un geste vocal qui empêche la communication d'être pragmatiquement communicative et la musique d'être purement ornementale.
Voilà comment affronter la problématique de l'intelligibilité du texte, conséquence première du parti-pris prima le parole, poi la musica, topos de la notion d'obstacle appliqué à la voix comme l'ornementation l'est à la notion de figuralisme. D'après cette idée d'organe-obstacle, toute mise en forme intervenant dans un processus de création est également une mise à mal, ce qui est évident dans le cas d’une mise en musique de textes poétiques. Le revers de cette affirmation est la cryptographie d'un contenu sémantique dans une pièce de musique « pure » : elle en devient l'organe tout en cachant de façon chiffrée les noms, mots, motifs ou références et fait ainsi obstacle à leur compréhension immédiate. Les exemples ne manquent pas : l'Innere Stimme de l'Humoreske de Schumann, les fragments de Hölderlin dans le quatuor Fragmente – Stille, an Diotima de Nono et, de façon emblématique, mon propre quatuor Six lettres à l'obscurité (und zwei Nachrichten).
Mettre en musique un texte, lui donner une forme musicale signifie inévitablement compromettre son intelligibilité, même dans le cas d'une pièce mélodique qui essaie de respecter les caractéristiques prosodiques du texte utilisé. Cela peut être fait de manière extrême en poussant la mise (à mal) en musique d'un texte jusqu'à sa déconstruction. Mais dans cette investigation des possibilités expressives de l'inintelligibilité d'un texte, ce voyage dans le monde sonore fait obstacle à l'intelligibilité de la parole et doit s'appuyer sur les sens cachés, l'au-delà du texte, ses renvois implicites et explicites, son intonation et sa dimension émotionnelle. Il en résulte un affaiblissement des confins fragiles de la sémantique et de l'acoustique, de la parole et de la musique, à tel point qu’il faut alors élargir et creuser le champ d’investigation en envisageant une quête en quelque sorte sémantique de l’acoustique elle-même[13]. C'est ce que je voudrais montrer dans les trois exemples qui suivent.


Vers une quête sémantique de l’acoustique : trois exemples

Le cas d'une polyphonie réelle à travers le son qui amplifie la polyphonie virtuelle du poème - dont j’ai déjà parlé à propos de Godspell et des Due poesie francesi di Beckett (mais je pourrais citer d'autres exemples à partir d'œuvres pour plusieurs voix comme Dir – in dir, Com que voz ou Se taccio il duol s'avanza) – est de toute évidence parmi les plus représentatifs de cette compromission de l'intelligibilité du texte. La polyphonisation d'un texte poétique rend difficile son intelligibilité première et complexe (donc plus riche et intéressante), quasiment impossible l'appréhension de ses valeurs dans une totalité organique et signifiante.
Tout comme les ornementations des affetti montéverdiens, les mélismes de type fado développés dans Com que voz (2007-08/10) agissent sur le contenu émotionnel du mot et sur le conditionnement psycho-perceptif de l'auditeur. En dilatant dans un mélisme élaboré le mot morremos (nous mourons), je cherche à expliciter plusieurs choses à la fois qui entretiennent entre elles des rapports ambigus : retenir une émotion, retarder l'accomplissement ultime de l'acte de mourir, faire résonner le mot amour par un jeu d'assonances et de répétitions dans le mot mort (le poème décrit à ce moment-là l'extase de deux corps s'annulant l'un dans l'autre : Meu amor, n° 19 du cycle).
Enfin je voudrais revenir sur deux exemples de figuralisme. A la fin de la première pièce des Due poesie francesi di Beckett, passage que j’ai déjà mentionné, plusieurs crotales sont déposés progressivement sur une timbale dont la tension de la peau est contrôlée via la pédale : le son de plus en plus tranchant et résonnant prolonge la levée de l'alto qui, par un sifflement d'harmoniques, simule le bruit d'une guillotine. Ce geste qui tranche avec l'idée de pouvoir faire cesser quelque chose qui cesse (imagine si tout ceci cessait) est par lui-même très onomatopéique une fois que l'on comprend, par le son, l'action de couper ; mais elle se pose en rapport très indirect avec le texte du fait de l'ambiguïté de celui-ci. Il en résulte un accroissement de l'absurde et du sentiment de l'attente infinie d'une tragédie infime, l’un et l’autre voulus par Beckett et tournés en dérision l'instant suivant lorsque la voix projette dans son chant le mot jour comme une tête qui serait tranchée par le couperet de la guillotine et tomberait… en dehors de la mesure (dans la musique le monosyllabe jour est dit différé par la deuxième voix du canon). Et quel jour d'ailleurs ? Ce mot apparaît quatre fois dans ce court poème qui n'utilise que très peu de mots !
Abruptement commence alors le deuxième poème :

« fin fond du néant
au bout de quelle guette
l'œil crut entrevoir
remuer faiblement
la tête le calma disant
ce ne fut que dans ta tête[14] »

Les crotales sont transformés en cuillères marquant l'heure plus rapidement car celle-ci approche (quelle heure ? celle du repas ou de la fin éternelle ?) et il n'y a que la faim (ou la mort) qui puisse trancher net avec l'évocation des coupeurs de tête. Or le mot tête, comme par magie, est le mot qui conclut la pièce – cette tête évoquée dans le premier poème et sur laquelle maintenant les cuillères jouées par la percussion et l'alto en écho tapent fort pour l'obliger à se calmer : ce ne fut que dans ta tête. La pièce, telle une tromperie de l'imagination (imagine si…), peut alors cesser.
 
Courtesy Edizioni Suvini Zerboni – SugarMusic s.p.A., Milano Courtesy Edizioni Suvini Zerboni – SugarMusic s.p.A., Milano

Si dans cette pièce le figuralisme est très indirect, celui qui termine le cycle Godspell se présente au premier degré. Il ne s'agit pas d'être descriptif ou illustratif mais de faire résonner dans l'esprit de l'auditeur le marteau piqueur (piano et log-drum), le picotement de la colombe qui dans une image fortement tragique dévore des œufs cassés (flûte et clarinette en mi bémol), le bruit de la balayeuse dans les rues (alto et violoncelle avec des cordes dont la résonance est bloquée par des pinces à linge). Le texte de Levine est en effet fortement ironique et se place immédiatement en contradiction avec l'environnement « bucolique » proposé par la musique.

« The gray dove on my window sill
is still moaning over yesterday's
smashed eggs. But now the first
jackhammer breaks down
the dawn with its canticle
of progress. The garbage truck,
the street sweeper take their turns.
And the birds of the air and the beasts
of the field ? They take their lumps
today and everyday, saith the TV[15]. »

Ce réveil lourd et difficile, tel qu'on peut l'imaginer chez tout travailleur se préparant quotidiennement à se rendre à son poste dans la grande métropole de New York, devient prise de conscience de la menace qui pèse sur nous : le réveil individuel est interprété comme celui de la conscience collective. Les onomatopées musicales se font dures, acides, criantes, graves et alarmantes, et perdent leur lien aux images du début du poème. Le texte change aussi de ton (And the birds of the air and the beasts of the field ?), passant de la description urbaine métaphorique à la citation biblique évoquant un lieu idéal de paix et de beauté[16] et semblant déjouer définitivement la menace pressentie ; les instruments se retrouvent alors en syntonie avec la voix. Mais un nouveau changement de registre répond à la question biblique de façon sarcastique et cynique (They take their lumps today and everyday...) avec un effet comique laissant lecteurs et auditeurs dans l'embarras le plus gênant, tandis que la chanteuse prononce le mot TV, objet trivial devenant l'organe de diffusion de la citation biblique détournée. Les instruments qui étaient en train d'imiter les sifflements délicats des petits oiseaux du paradis (les deux violons en harmoniques très aigus et courts) transmutent alors leur onomatopée dans celle du potentiomètre d'un vieil appareil radio décrétant la fin de l'émission.

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Conclusion

Le non-lieu que l'œuvre vocale fait apparaître – alors que les domaines de la musique et de la parole trouvent via l'organe-obstacle circonstanciel un moyen de rentrer raisonnablement en communion profonde – ouvre donc un éventail de possibilités expressives très riche. L'occasion textuelle se fait réelle présence dans une pièce de musique ; elle devient l’élément catalyseur d'une idée. L'occasio interfère avec la raison et provoque avec elle un court-circuit. Cette rencontre crée l'environnement expressif et émotionnel de l'œuvre musicale, autrement dit sa dimension poétique. À partir de ce moment décisif, il est possible d'inscrire dans un cadre sonore unique et cohérent tous les éléments de l'écriture musicale du texte poétique et, dans cet écart prenant alors vie, de faire éclater le sens sur le plan émotionnel et intellectuel. Cet écart entre le connu et l'inconnu n'est en rien fixé une fois pour toutes : il n’apparaît dans le non-lieu de l’œuvre vocale que dans l’avoir-lieu de l’interprétation dont l'expérience invite à une intense et profonde réflexion.
 

Bibliographie

BEAUSSANT Ph., Passages. De la Renaissance au Baroque, Editions Fayard, Paris, 2006.
BECKETT S., Poèmes suivi de mirlitonnades, Les Editions de Minuit, Paris, 1975.
GERVASONI St., « De l'in­expressivité (et de l'éclectisme) : Expressions suspendues », Expressivité dans la musique et la parole, colloque des 17 et 18 juin 2008, Festival Agora, IRCAM, Paris, http://www.stefanogervasoni.net/index.asp?page=writings&id=2
JANKÉLÉVITCH V., Le Paradoxe de la morale, Editions du Seuil, Paris, 1981.
JANKÉLÉVITCH V., La musique et l'Ineffable (1961), Editions du Seuil, Paris, 1983.
LEVINE Ph., Growning season, inédit, 2001.
LUCA Gh., « Introduction à un récital » (1968), cité par André Velter dans « Parler apatride », préface à Héros-Limite suivi de Le Chant de la carpe et de Paralipomènes, Editions Gallimard, Paris, 2001.

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[1] LUCA Gh., « Introduction à un récital » (1968), cité par André Velter dans « Parler apatride », préface à Héros-Limite suivi de Le Chant de la carpe et de Paralipomènes, Editions Gallimard, Paris, 2001, p. XII.
[2] Loc. cit.
[3] BECKETT S., Poèmes suivi de mirlitonnades, Les Editions de Minuit, Paris, 1975.
[4] LEVINE Ph., Growning season, inédit, 2001.
[5] Sur un livret de Giovanni Battista Casti, Antonio Salieri avait fait de cette question le sujet d'un divertimento teatrale intitulé Prima la musica e poi le parole créé à Vienne en 1786 ; de même Richard Strauss sur un livret de Clemens Krauss dans son opéra Capriccio créé à Munich en 1942.
[6] BEAUSSANT Ph., Passages. De la Renaissance au Baroque, Editions Fayard, Paris, 2006, p. 54.
[7] Ibid., p. 160-161.
[8] Ibid., p. 159.
[9] Ibid., p. 161.
[10] JANKÉLÉVITCH V., Le Paradoxe de la morale, Editions du Seuil, Paris, 1981.
[11] Je renvoie ici à mon texte GERVASONI St., « De l'in­expressivité (et de l'éclectisme) : Expressions suspendues », Expressivité dans la musique et la parole, colloque des 17 et 18 juin 2008, Festival Agora, IRCAM, Paris, http://www.stefanogervasoni.net/index.asp?page=writings&id=2
[12] JANKÉLÉVITCH V., La musique et l'Ineffable (1961), Editions du Seuil, Paris, 1983, p. 37.
[13] GERVASONI St., op. cit.
[14] BECKETT S., op. cit., p. 36.
[15] Op. cit.
[16] « Livre d'Ézéchiel », 38:20-23, La Bible.
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