La tendance commune des romantiques et des modernes à diviser le compositeur en deux, l’artisan musical et l’intellectuel, a augmenté ces dernières décennies, malgré la fin des avant-gardes et bien que la philosophie ait renoncé à toute prétention d’une pensée “forte”, complète et systématique.
On a donc introduit une séparation artificielle entre deux fonctions qui devraient être unies dans tout acte créateur. Composer et réfléchir sur ce qu’on a composé semblent être deux activités menées par des personnes différentes. Lorsqu’un compositeur parle de sa musique, il se conduit en musicologue et oublie presque les processus intérieurs qui y ont abouti. Il adopte le ton neutre de celui qui parle de choses qu’il ne connaît que de seconde main, qu’il n’a pas créées lui-même. Il emprunte le langage généralisant de la science et de la philosophie. Plutôt que de parler de sa musique, il parle de ce que d’autres ont dit d’elle.
La plupart des compositeurs semblent souffrir d’un complexe d’infériorité particulier, qui les empêche de reconnaître le pouvoir cognitif de la musique et du métier de la composition. Ainsi, sollicités de communiquer leurs idées au public, ils finissent par revendiquer une dignité intellectuelle générique, ce qui leur cause cependant un sentiment de frustration, qu’ils étouffent en invoquant l’inspiration et l’irrationnel, dans un délire orgueilleux et privé.
En rédigeant cet article, qui reprend certaines idées exprimées lors de mon séminaire au cours d’été de Darmstadt de 1998, je me suis rendu compte que discourir honnêtement de ma musique revenait forcément à parler de la difficulté, voire de l’impossibilité qu’il y a à communiquer mes réflexions sur les processus mentaux qui sous-tendent tout acte compositionnel.
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L’activité du compositeur est double : composer et réfléchir à ce qu’on a écrit. En fin de compte, cela peut mener A diffuser ses idées concernant la composition en général ou ses oeuvres en particulier. Certains compositeurs peuvent parler de leur musique, d’autres en sont incapables. Personnellement, je pense être de ceux qui ne le font pas facilement, ce qui est probablement la raison pour laquelle je continue obstinément à essayer de le faire le plus correctement possible.
D’après mes expériences, connaître complètement ses propres processus de composition et être donc capable d’imaginer un système entièrement formalisé et réfléchi peut être une limitation. Y arriver réduirait la composition à une série commode de trucs techniques, qui seraient appliqués de la même manière pour toute pièce nouvelle. Je considère que composer en toute lucidité est le symptôme qu’un compositeur a atteint la fin d’une phase de sa production et que le moment est venu pour lui de mettre ses habitudes en question. Un compositeur ne devrait pas écrire seulement des pièces nouvelles, mais aussi imaginer de nouvelles techniques.
Je crois que c’est comme dans la vie, lorsqu’on tombe amoureux de quelqu’un. Pourquoi s’éprendre de quelqu’un ? Qu’est-ce qui fait qu’une relation réussit ? Ces questions sont sans réponse, ou si elles en ont, c’est que la relation approche de son terme. L’amour est un processus continu et incessant de connaissance, une quête perpétuelle. Il se nourrit de la tentative constante de comprendre ses propres motifs, mais si cette découverte était possible, elle nous laisserait sans rien à rechercher ni mettre en question.
En ce qui concerne la composition, plusieurs facteurs ne sont généralement pas pris en compte, alors qu’ils influencent ou déterminent les choix compositionnels : goûts personnels, penchants, souvenirs, habitudes, sentiments, intuition, imagination, conditions mentales et physiques, etc. C’est qu’il est évidemment impossible de rendre compte de tous ces facteurs et de leurs interdépendances. Pourquoi j’aime le pain altamura ? Je l’ignore. C’est aussi mystérieux pour moi que le fait d’être plus attiré par la transformation des couleurs que par l’évolution des rythmes.
Théoriser à propos de ma musique ne m’intéresse pas particulièrement, pas plus que de lui fournir une base théorique. En outre, je crois que la cohérence musicale ne peut être comparée à la consistance théorique. La cohérence musicale s’appuie sur une logique différente de la logique de la pensée occidentale ou de la consistance d’une structure linguistique. Les processus mentaux : impliqués dans l’acte compositionnel ne peuvent être comparés à la logique formelle, qui procède par hypothèse et déduction. Ainsi, la notion de temps utilisée en musique est différente. Elie ne consiste pas simplement dans la succession chronologique d’unités, mais dans une articulation plus compliquée des événements. La manière dont nous éprouvons le temps musical ressemble beaucoup, à certains égards, à nos processus mentaux. Au moment ou nous prenons une décision, ou nous avons une illumination (perception, émotion), le passage du temps peut être aboli, inversé, voire entièrement déformé. La même chose arrive quand nous évoquons ou imaginons un événement.
Une autre chose dont je suis incapable est de penser la musique en termes de traduction d’idées, comme si une idée préconçue se réalisait, s’incarnait. Pour moi, un morceau de musique est une idée qui se forme, qui s’engendre an moment ou la musique se déroule. La musique dit ce qu’elle a à dire en surgissant. Ce n’est jamais le contraire : la musique ne jaillit jamais de la nécessité d’exprimer une idée. L’idée est ce que le morceau de musique communique au moment où il est entendu - par le public et par le compositeur. Ce n’est pas ce que le compositeur veut lui faire dire en écrivant un morceau d’après une idée. Cela est prouvé par deux faits évidents et paradoxaux : d’une part, une pièce magnifique peut sortir d’une idée triviale ; de l’autre, la même idée - si simple, banale ou géniale qu’elle soit - peut donner naissance à plusieurs morceaux, chacun d’une beauté différente. La qualité d’une pièce, en fait, n’a rien à voir avec la qualité de l’idée initiale, du déclic.
Pour éviter tout malentendu, il faut faire encore deux remarques sur ce sujet délicat. Je ne nie pas qu’il soit possible de considérer la composition sous l’angle scientifique, rationnel on théorique. Cette démarche permet certainement de trouver des structures ou des matériaux qui peuvent faire partie d’une oeuvre, mais qui n’en garantissent pas la cohérence musicale. Je veux dire que, si elle joue un rôle fonctionnel dans la composition, ce sera surtout à cause de son pouvoir évocateur. Dans ce sens, elle peut alors rejoindre les autres éléments que j’ai déjà cités comme constitutifs du processus compositionnel (goût personnel, penchants, souvenirs, habitudes, sentiments, intuition, imagination, conditions mentales et physiques).
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La cible de mes questions sur ma propre activité de compositeur est la simplicité et ses paradoxes. Ma notion de la simplicité n’a rien à voir avec la quantité d’informations comprises dans une pièce donnée. Un objet musical peut paraître simple et cacher des relations extrêmement complexes avec d’autres objets, qu’ils figurent dans la même pièce on dans une autre (du même compositeur ou de tout autre), voire dans la mémoire personnelle et historique de l’auditeur.
En art, il est impossible de réduire l’opposition complexité/simplicité à la seule présence de données relevées objectivement. Un morceau simple (c’est-à-dire de construction simple) peut être écouté de façon subtile, c’est-à-dire sensible et intelligente. La structure et les composants peuvent en être explorés jusqu’à ce que l’on arrive au niveau du plus petit composant de chaque son. La subjectivité de l’auditeur peut le rendre “complexe”. A l’opposé, un morceau d’apparence très complexe - appartenant par exemple à la “nouvelle complexité” - peut être écouté avec l’intention (voulue on non) de le simplifier, ce qui aboutit parfois à faire d’une oeuvre de Ferneyhough une pièce de Schoenberg déformée ou exagérément expressive. Plutôt que de musique simple on complexe, il faut admettre qu’il y a des auditeurs qui simplifient ou qui “complexifient”.
Pour poursuivre cette série de paradoxes : d’une part, toute période de temps passée dans n’importe quel cadre peut être écoutée avec une intention musicale, ce qui révélera des allusions à des sons existants et des structures relevant du langage musical. D’autre part, on pourrait écouter un morceau de musique dans une intention purement acoustique, ce qui ferait découvrir des affinités frappantes entre les formes sonores et les phénomènes naturels, d’un côté, et ceux de la musique, de l’autre, où ils ont une origine culturelle.
Bref, le compositeur ne travaille pas seulement sur un groupe de paramètres qu’il combine, multiplie et transforme, mais aussi sur les souvenirs, l’habileté et la perception de chaque auditeur potentiel. Il lui faut prendre en compte les suggestions variables et imprévisibles, associatives et imaginaires, que sa musique provoque en tout individu. A mon avis, la notion d’auditeur se conjugue toujours an singulier. Honnêtement, je suis incapable de concevoir un auditeur “collectif” - c’est-à-dire un groupe d’auditeurs réagissant tous de la même façon à une pièce donnée. C’est là une conception du public fondée sur la notion d’un système de composition constitué d’éléments objectifs, capables d’être reçus de manière uniforme.
Ce n’est donc pas la quantité d’informations comprise dans une pièce qui en détermine la complexité, mais la quantité des relations multiples qui s’établissent
* entre les unités d’information (bits) ;
* entre les informations et la conscience de l’auditeur, cette dernière étant influencée par les souvenirs, les compétences, la formation, les conditions mentales et physiques, enfin le goût qui marque chaque auditeur et qui définit sa personnalité ;
* entre les informations et l’histoire culturelle ; il s’agit là des influences anciennes, des anticipations éventuelles, des rapports avec d’autres musiques on d’autres formes et figures musicales ;
* entre les informations et d’autres formes d’expression culturelle.
Si la puissance évocatrice d’un objet dépend de la possibilité d’établir des relations avec d’autres objets - et non de la quantité d’informations qui crée cet objet -, sa valeur augmente avec la quantité croissante des relations qui peuvent être établies et avec leur dégrée croissant d’invisibilité. On pourrait dire que plus le réseau de relations est implicite et inconcevable (ou plutôt, révélé seulement au moment convenable), plus la puissance évocatrice des objets augmente.
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Ma manière de concevoir la simplicité implique toujours l’ambiguïté. En outre, plus un objet est simple (au sens où je l’ai dit), plus il devient ambigu. Ainsi, pour moi, la puissance évocatrice ne provient pas de la “quantité totale d’informations” communiquée par un morceau, mais de la combinaison de la simplicité et de l’ambiguïté. Dans cette combinaison, le moyen esthétique auquel j’attribue le potentiel le plus élevé est le “détail atypique”, c’est-à-dire l’apparition occasionnelle et imprévue d’un événement qui n’avait pas été remarqué auparavant et qui, malgré sa petitesse ou sa banalité apparente, oblige l’auditeur à réajuster sa perception de toute la forme esthétique, ou du moins de la partie qui avait pris forme dans son esprit. L’auditeur se voit donc contraint de changer sa manière d’écouter un morceau et de trouver une nouvelle perspective. Métaphoriquement parlant, ce qui m’intéresse est la découverte de l’impensé (ce qui n’a pas encore été pensé) au sein du pensable (ce qui peut être pensé). C’est cette méthode, que j’ai déduite de mon expérience personnelle de la perception esthétique, que j’essaie d’exploiter dans mes compositions. Je voudrais me concentrer maintenant sur les manières différentes dont elle opère dans ma musique.
Tous les traits principaux de la composition renvoient à une notion insaisissable de la simplicité - notion apparemment claire, mais en réalité indéfinissable. Je divise ces traits en deux groupes.
Le groupe A comprend
* la sélection restrictive des matériaux de composition
* l’aspect cyclique, la répétition, l’inexorabilité des processus.
Le groupe B comprend
* la grande valeur attachée au détail et à sa traduction précise
* la transformation constante des timbres, la diversification des couleurs.
Le processus qui peut en être déduit est donc le suivant : on établit une situation bien définie, ou alors une situation se définit progressivement, jusqu’au point où elle ne semble plus tolérer la moindre contradiction dans son développement. La situation est cependant transformée subtilement, sans manifester de signe de corrosion interne. De cette façon, au moment où la plus petite déviation se produit par rapport à la règle, l’attention de l’auditeur est captée aussitôt et sa curiosité relancée.
Le sens du changement qui en résulte est rehaussé par l’effet de surprise dû à l’entorse faite à la règle. D’une part, en fait, nos perceptions sont réajustées après avoir été “hypnotisées” par le contexte musical dans lequel elles avaient été plongées jusque-là. C’est une espèce d’appel à la dimension acoustique, qui émane de la dimension musicale, et qui nous transporte finalement dans une autre réalité musicale. D’autre part, l’entorse à la règle nous oblige à réarranger nos perceptions, nos souvenirs et les associations d’idées que nous avions jusque-là.
Pour énoncer les choses plus simplement, je dirais que les traits énumérés dans le premier groupe contribuent à créer l’impression de simplicité, associée aux idées de clarté, de stabilité, de linéarité et de nudité. Les traits du second groupe aident à masquer ces apparences. Ils prédisposent l’auditeur à créer activement et l’incitent à repérer le moindre changement. Ils révèlent une complexité cachée qui le surprend, non seulement parce que le changement paraissait impossible, mais aussi parce que le potentiel de multiplicité, d’instabilité et de mutabilité était constamment présent.
L’unité de la simplicité et de l’ambiguïté engendre donc quelques paradoxes qui transforment l’expérience de l’écoute en une découverte. Elle permet par exemple de découvrir du mouvement dans une situation qui paraissait interdire toute possibilité de mouvement (situation statique, cyclique, répétitive, inexorable). Un petit détail peut attirer soudain l’attention de l’auditeur. Ce peut être un effet de couleur, ou un geste révélé soit par une nouvelle couleur, soit par le changement continu d’une couleur. Quoi qu’il en soit, il déplace notre point de vue habituel et en crée de nouveaux, ce qui rend la vision instable et l’écoute mobile. De cette façon, la répétition change de nature et n’est plus le ressassement de l’identique. Une nouvelle identité surgit de la transformation constante des identités précédentes.
Il est également possible de découvrir une dimension acoustique surgie soudain de la dimension foncièrement musicale. Cela peut se produire par le renforcement des micro-composants du son, la déconstruction du son, ou la succession constante de déconstruction et de reconstruction. C’est la recherche de quelque chose qui vient avant, qui se trouve derrière, dans ou autour du son, et qui n’est pas simplement un paramètre, une forme ou une figure musicale. Inversement, il est possible de découvrir une dimension musicale dans une situation purement acoustique.
Un morceau de musique naît toujours de la rencontre, du choc, entre l’acoustique et le langage, ou d’une sorte de déformation ou d’aberration de la perception psycho-acoustique du fait de l’imagination, de la mémoire et des tendances interprétatives de l’auditeur. La dimension acoustique est une présence dérangeante dans un contexte musical. Inversement, pourtant, nous pourrions dire que la musique est une présence insolite dans un contexte de bruits et de gestes sonores. L’apparition d’une dimension étrangère au sein d’une autre oblige l’auditeur à mettre son travail en question. Elle invalide les schémas au travers desquels le morceau de musique était lu et incite l’auditeur à réordonner les données qu’il percevait et interprétait.
Un autre phénomène paradoxal est la découverte d’une dimension spatiale - de la profondeur ou d’une multiplicité de plans - dans la musique elle-même. Celle-ci se révèle à travers les ressources même du langage musical : étendue des registres, niveaux dynamiques, articulation des phrases, timbres des instruments et orchestration, c’est-à-dire leur combinaison et la combinaison de leurs parties déconstruites. La musique dispose de tous ces moyens pour donner du poids ou en ôter, pour souligner et masquer à divers degrés, pour suggérer un sens de l’espace. Cette dimension spatiale est virtuelle et s’étend bien au-delà de l’espace physique - quel qu’en soit l’agencement - dans lequel sont placés les instruments de la représentation musicale. Elle prend forme dans l’esprit de l’auditeur et y induit de nouveaux sentiments de l’espace implicite.
Il devrait être évident, à ce stade, que le timbre est le moyen principal par lequel je crée des relations implicites ou établis des relations entre les composants d’un morceau. Les relations que je crée s’établissent entre des objets musicaux ou entre leurs composants internes. Etablir des relations, je l’ai dit, est ma manière favorite de créer l’ambiguïté, c’est-à-dire de confisquer telle qualité d’un objet pour lui en attribuer une ou des autres, et de le rendre ainsi semblable ou différent (à des degrés divers) par rapport à des objets qui lui ressemblaient ou qui en différaient à l’origine.
Le traitement très subtil des timbres - faculté de découvrir toujours de nouvelles relations entre les choses - met en oeuvre les intuitions de l’orchestration traditionnelle. A part la possibilité de créer des couleurs et de les mélanger d’une façon séduisante, l’écriture orchestrale permet de créer une structure de relations, c’est-à-dire de références, d’allusions, d’associations d’idées, d’échos, de projections dans l’espace, d’implications, de coups de pinceau, de lumières et d’ombres. C’est grâce à ce réseau de relations qu’une apparence de sens peut naître en musique, une nouvelle suggestion proposée à l’imagination de l’auditeur.
(translated from the original English version by Patrick Müller)
(Dissonance, no. 60, May 99, Lausanne, pp. 20-23)