Babel felix
May 18, 1993
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Fin de la modernité, fin des idéologies : une liberté absolue défie la création.
Cette nouvelle condition, qui ne va pas sans rappeler celle de Babel, effraie même dans les choses de l’art. L’esthétique post-moderne se réduit alors à une autre forme d’idéologie et devient le mode d’emploi du collage ou de la juxtaposition des styles. Il arrive aussi que l’on se demande si le moment n’est pas venu de penser à une nouvelle utopie : la redéfinition d’un langage commun et la recherche de nouvelles règles de communication.
Mais dans le domaine de l’art, les cités du soleil ne se construisent pas par décret…
Mon utopie est d’espérer que l’on sache profiter de l’occasion qui nous est donnée de nos jours de libérer notre sensibilité et de valoriser l’unicité de chacune de nos expériences. Les générations à venir pourront alors tirer profit d’une base commune peut-être ainsi acquise. Pour le moment, notre tâche est de savoir vivre de manière harmonieuse dans la cité de Babel.
Mon utopie, c’est donc de croire qu’il puisse exister en musique la plus raffinée des herméneutiques que je qualifierais, de façon provocatrice, d’innocence consciente du regard.
La candeur est un objectif à atteindre. La composition est un exercice de sensibilité d’une grande rigueur. Posséder un regard dans lequel prédomine l’oubli de soi est la plus grande et la plus magique des ouvertures sur le monde des choses. Cela représente une disponibilité silencieuse, une interruption momentanée de notre jugement, un abandon provisoire de la réflexion et le silence de notre identité subjective. C’est une extrême innocence, une sagesse respectueuse, attentive et bienveillante, qui unit, dans une subtile opération mentale, ce que nous savons et ce que nous ignorons.
La musique est le non-lieu par excellence de l’oeil innocent : l’epoché de Husserl, l’ostranenie de Sklovskij, le Verfremdungseffekt de Brecht, la Gelassenheit de Heidegger. La possibilité de suspendre et de remettre à plus tard l’action des schémas et des catégories mentales qui conditionnent notre vision et notre représentation des choses est la dimension cognitive de l’expérience musicale.
Les détails de la vie quotidienne vus à travers la sensibilité d’un regard poétique prennent un sens étonnement considérable. “L’oeil innocent précède la vision aguerrie” (Roger Shattuck, The innocent eye. On modern literature and the arts). L’émotion sensibilise la raison : exercice d’une grande rigueur qui permet à la raison d’approcher les choses en percevant leur irréductible unicité et qui la protège du caractère généralisateur de l’abstraction. Ce sont les traits propres aux objets observés, les subtilités que la raison ne peut formaliser, qui constituent l’unicité de chaque chose. Il s’agit de découvrir la singularité et le caractère exceptionnel de chacune d’entre elles, en particulier là où l’on ne s’attend pas à les trouver.
Là réside la liberté nécessaire à la création. Cette condition reste, à mon avis, encore à atteindre.
C’est en ce sens que le progrès technologique peut nous aider. L’informatique nous propose un monde accueillant et réceptif où tout est accessible instantanément, où tout est donné et tout est présent. Notre sensibilité s’y aiguise en suivant d’un bout à l’autre la trace de tous les indices possibles.
La technologie nous aide à vivre dans le labyrinthe, non pas à croire que nous puissions en sortir.

Stefano Gervasoni
16.5.93
(translated from the original Italian version by Sophie Ronsin, Les Cahiers de l'IRCAM, no. 4, "Utopies", 1993, Paris, pp. 120-121)
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