“... Considérer l’évident comme énigmatique”
February 1, 1992
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“... Considérer l’évident comme énigmatique” *

1.
Pour donner une définition provisoire de mon travail, je dirais que la composition est : la possibilité de faire apparaître les résultats poétiquement efficaces de l’observation attentive et prolongée que le compositeur exerce sur les objets dans leur condition de “négligeabilité”.
Cette “négligeabilité” est un défaut ou une limite de notre vue. La composition-exercice d’observation est la possibilité poétique de donner de l’importance à ce qui, habituellement, n’en est pas considéré digne : la condition de “manque” peut, poétiquement, être transformée en une condition de “plénitude”.

2.
A la situation-limite de négligeabilité appartiennent :
- l’ordinaire, l’évident : les objets négligés du fait de leur trop grand voisinage, c’est-à-dire en raison de la familiarité qui détermine un rapport inconscient et conventionnel avec les choses ;
- le minimum : les objets négligeables du fait de leur trop grand éloignement, c’est-à-dire difficilement perceptibles (en tant que simples phénomènes acoustiques) ou seulement inhabituellement expérimentés (en tant que événements acoustico-musicaux).

3.
C’est pourquoi voir ce qui ne se donne pas directement à voir ou qui échappe habituellement à la vision devient un exercice continu d’observation. Et composer :
- c’est baisser la voix pour rendre plus perçant le regard, pour inviter à faire attention et activer la perception ; pour se disposer à réécouter la même voix (à l’écouter de façon nouvelle, comme s’il s’agissait d’une autre voix ou de plusieurs voix qui parlaient) ;
- c’est regarder à travers et à partir de plusieurs points de vue pour suspendre les limites de ce qui se présente dans son apparente “univocité” et le découvrir pluriel, continuellement mobile ; pour voir ce qui, bien qu’à portée de main, est invisible, n’appartenant pas à la vision frontale comme les autres choses qui, d’habitude, sont devant nous.
“Composer” relève d’une observation microscopique et anamorphique. C’est un regard plus perçant et divergent ; c’est la possibilité de donner et de soustraire simultanément un centre.

4.
La force poétique naît de la tension de l’exercice d’observation continuelle. Elle réside dans le défi à rendre digne d’intérêt (capable d’attirer le regard et de l’arrêter) ce qui est négligeable. Elle réside dans la complexité non apparente, qui ne se montre pas directement dans la multiplication des structures extérieures, mais qu’on ne saisit que par voie indirecte, comme la calme ou l’inquiète stupeur que l’on constate après avoir été captivé par des événements que l’on n’aurait pas relevés autrement.
Ainsi, plus l’on essaie d’adopter un “regard interminable” et plus la négligeabilité des objets sur lesquels il s’exerce est considérable, plus l’effet poétique se trouvera renforcé.

5.
Dans mon travail de composition je considère l’élaboration formelle et l’élaboration timbrique comme des possibilités de mettre en oeuvre le regard suspensif et divergent que j’ai évoqué précédemment.
- L’élaboration formelle ne repose pas sur une logique causale (c’est-à-dire une logique de développement dérivée des caractéristiques des “objets” mêmes de la composition), mais conduit, après leur individuation, à la mise en perspective d’unités de première articulation selon des gradations différentes (c’est-à-dire, selon le critère voisinage-éloignement temporel). Il s’agit d’“accentuer” et établir ainsi le réseau “prosodique” des relations à travers les principes de la répétition ; chaque objet s’affaiblit dans l’autre, en suspendant ainsi sa propre univocité.
- L’élaboration timbrique est un travail subtil de recherche microscopique autour et à l’intérieur de chaque objet ; recherche qui le met en lumière en éclairant ses virtualités intérieures, en rendant chaque objet “poreux”, instable, constellé de plis, continuellement métamorphosable ; recherche qui met en lumière diverses intentions au sein du même geste.
Mon intention est d’obtenir une construction du discours non pas par développement mais par transmutation. En coordonnant l’élaboration formelle et l’élaboration timbrique, la répétition change de signe, en se fondant dans “une présentation de l’identique toujours différent”.
Comme si, en choisissant une direction indiquée on voulait parcourir du regard toutes les autres directions possibles.

​Stefano Gervasoni
February 1992
(unpublished)
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