Studio di disabitudine, en français “étude de déshabitude”, est une contre-étude pour apprendre la “désappréhension”. Elle résulte de l’effort du compositeur, pour la première fois aux prises avec l’écriture “nette” du piano, ainsi que de l’effort, très bien masqué, de la pianiste Jenny Lin, pour qui et grâce à qui le compositeur a finalement décidé de se consacrer à un projet pour “l’instrument-roi” de la musique.
Tout projet artistique est un défi aux habitudes acquises, dans lesquelles nous cachons notre espoir de mener une vie d’un confort inébranlable. Qu’il s’agisse du travail, des relations humaines ou d’un parcours de connaissance, nous sommes toujours en quête d’appuis de toutes sortes pour qu’une impression de confiance soutienne nos cheminements.
Jenny Lin est une pianiste promise à un bel avenir parce qu’elle est spontanément guidée par une disposition particulière : ne jamais se contenter d’un acquis, toujours se remettre en question. C’est ainsi qu’elle arrive à trouver sa propre voie. Quelle meilleure inspiration pouvais-je espérer pour ma pièce ? Composer c’est aller à contre-courant, trouver son propre élan tout en avançant à contre-courant ( face a tous les conditionnements extérieurs auxquels mon métier et le métier de pianiste, parmi les plus libres qui existent, sont soumis ) ; c’est l’apprentissage, au jour le jour, de la
désaccoutumance. Il n’y a rien de vertueux à cela : c’est seulement qu’on ne parvient pas à faire confiance à des certitudes toutes prêtes. La pièce ne répond pas non plus à une tendance exclusivement déconstructiviste. Il s’agit de maîtriser la désappréhension dans toutes ses acceptions : la
préhension non orthodoxe d’une touche de piano, commandée par le doigté excentrique du compositeur, voulu sciemment pour donner du relief à certains gestes nécessaires à l’exécution, ainsi que le côté visuel de celle-ci, pour en faire une sorte de théâtre rituel, invisible et pourtant présent et incontournable ; l’
appréhension, l’anxiété, l’inquiétude, la crainte, qu’un tel manque de prise sur les touches semble engendrer, du fait de ce doigté à la limite du contrôle de l’instrument. Et l’
appréhension en tant que l’exercice qu’une pièce invite à effectuer pour comprendre différemment ou saisir différemment ( en somme, pour mieux comprendre ) le réel qui semble échapper au contrôle de la connaissance.
Luca Sabbatini, qui m’a commandé la pièce et que je tiens à remercier pour avoir patiemment soutenu sa gestation, m’avait envoyé un jour cette phrase de Jean Paulhan :
“J’ai essayé trois fois dans ma vie de prendre des leçons de danse. Eh bien, j’ai émerveillé chaque fois mes professeurs a la première leçon. On m’a prédit un grand avenir de danseur. A la troisième leçon, ils devenaient un peu froids. Dès la dixième leçon, ils tâchaient sournoisement de m’envoyer ailleurs. (...) Pour la boxe ç‘a été la même chose. Pour l’auto aussi. Au bout de cinq mois, l’on m’a interdit de conduire. (...) Je ne sais pas comment appeler ce défaut. Ce n’est pas l’habitude, c’en est le contraire. Je crois que je suis un homme de déshabitude.”
Stefano Gervasoni, January 2000