« L’Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l’épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même ; » [...]
Ainsi commence le septième chapitre de «L’Ingénu» de Voltaire sur lequel est calqué le poème de Toti Scialoja que j’ai utilisé dans cette pièce.
La voix incarne ce personnage dépaysé, dispersé par la mélancolie, et de ce fait, pourvu d’un “regard éclaté”, plus perçant, inapaisé, saisi par la subtilité des choses.
Les différents placements vocaux assignés à la chanteuse délimitent l’image de ce personnage “polyphonique”, sorte de frontière entre voix du sujet et voix du monde. La voix est, en même temps, celle des personnages et du décor, mais aussi celle de l’âme (son de la pensée), résonance de l’espace au sein duquel la voix elle-même se propage et conjointement résonance interne (dans le corps de la voix) des sons et des bruits de la “scène”. L’échange avec l’autre finit par se réduire à un dialogue intérieur avec soi-même ; et l’instrument (l’autre, l’externe) devient tout simplement une autre voix, un autre personnage de la voix, un de ses infinis prolongements, une de ses réfractions.
La fonction la plus importante confiée au dispositif électronique tente de pousser aux extrêmes le processus de dispersion évoqué dans le poème de Scialoja, réalisant une sorte de granulation-hybridation entre la voix enregistrée du poète qui déclame son poème et les autres sources qui chantent le poème (un mezzo-soprano) ou le font résonner ( un euphonium, un cor) en direct:
« sulla riva / dove bambini soffiano nelle trombe rauche di sabbia - sur le rivage ou les enfants soufflent dans les rauques trompes de sable ».
Lemoteur de ce processus est une “machine à bégayer raffinée” qui, en temps réel, réalise de manière très subtile le découpage continu de sources sonores employées dans la pièce : les milliers de bribes de sons (de taille variable, jusqu’à l’ordre du grain) peuvent subir des transformations variables dans le temps (transposition, renversement, dilution, condensation, étirement, contraction, déplacement temporel, filtrage, spatialisation) pour être en suite recombinées dans des successions à différents degrés de désordre par rapport à l’ordre de présentation de l’événement original et à différents degrés d’hybridation des sources, processus qui est, lui aussi, variable dans le temps (recombinaison de bribes provenant d’une seule source, remplacement graduel de bribes d’une source par celles d’une autre, etc.).
La démultiplication du signifiant ainsi obtenu a deux buts, dont je voudrais mettre en valeur l’ambiguïté et la puissance poétique : explorer les possibilités de conservation du signifié original malgré la mise à mal du signifiant et sa réduction aux termes minimaux ; multiplier les signifiés presque à l’infini, en faisant ressortir de nouveaux signifiants par le jeu de recomposition des matériaux réduits en bribes.
C’est dans cette réfraction constante du son et du sens que se diffracte la musique: l’indicible est le son qui, dans son objective asémanticité, est porteur de sens, mais d’un sens qui coexiste avec une tendance irrépressible propre au son à l’occulter.
Stefano Gervasoni, 17.12.05